Présenté par Jean-Michel Bolzinger
07 novembre 2003
"Il y a deux sortes de médecin :
ceux qui pactisent avec la mort et ceux qui, se trouvant au milieu de cette obsession des ambiances qu'on appelle la Fatalité, osent et trouvent en eux la force qu'il faut pour affronter le Destin commun qui les entraîne."(1)
Le jeune médecin de Mikhaïl Boulgakov fait partie de ces derniers. Il a 24 ans, il vient de sortir de la faculté et se retrouve isolé quelque part dans la Russie des années 20.
Mais voici qu'à peine assoupi, on tambourine à la porte
" On a amené une femme de Doutsévo. Ses couches s'annoncent mal. " Quelques instants plus tard le jeune médecin déboule dans la salle d'accouchement… " Et bien, que se passe t'il ?"
- " Présentation transversale "
répondit brièvement la sage femme. A partir de là, il vous suffit de vous imaginer dans la même situation... seul au monde. A vous de jouer…
Boulgakov va nous faire vivre en quelques pages toute l'angoisse de la situation et la tornade de questions qui assaillent le cerveau de ce jeune médecin contraint à pratiquer une version par manœuvre interne. Défilent dans sa tête
des pages et des pages et sur chacune des croquis, version directe, version combinée, version externe… et cette femme qui souffre le martyre et moi qui suis responsable d'elle, mais comment lui venir en aide moi qui n'ai vu d'accouchement de près que deux fois dans ma vie…
Description sublime tout au long de laquelle la gorge se noue, le souffle s'arrête, le front perle et à chaque ligne fuse vers le ciel le remerciement d'être de ce côté du livre.
"On peut acquérir une grande expérience à la campagne, pensais-je en m'endormant, mais il faut lire, lire, toujours davantage…lire…"
Avec une grande honnêteté et une grande humilité, le jeune médecin raconte ses erreurs, ses échecs et parfois aussi ses belles réussites. Comment ne pas s'identifier à ce très beau discours de vérité qui vous happe et vous emporte dans une tornade de rencontres avec la souffrance où, dans l'isolement le plus radical, vous n'avez pour toute aide que ce lancinant refrain "débrouille toi avec ce que tu sais".
Les Récits d'un jeune médecin sont suivis de Morphine, certainement un des plus beaux textes de Boulgakov. Il explore jusqu'au vertige les gouffres de la détresse, de la maladie et de la folie. Si vous voulez ressentir ce qu'éprouve un toxicomane en état de manque, il vous faut lire ces pages.
Mikhaïl Boulgakov a lui-même exercé la médecine pendant les années 1916 et 1917 dans un petit hôpital de campagne géré par la Croix-Rouge dans un coin perdu de la Russie. Pendant cette période il a reçu 15631 patients. Il abandonnera la médecine en 1919 et écrit dans son journal en 1923
"La littérature est toute ma vie. Je ne retournerai jamais à aucune médecine".
Il sera persécuté par le régime de Staline, ses œuvres seront retirées de la vente en 1927
En 1931, à bout de ressources, il décide d'écrire directement à Staline en lui demandant de faire mettre un terme aux persécutions dont il est l'objet, à défaut de lui permettre d'émigrer ou, dans le cas contraire, de le faire fusiller, la vie n'ayant plus de sens pour lui sans la possibilité de créer. Plusieurs mois plus tard Staline lui téléphone en personne et intervient pour qu'on lui accorde un emploi d'assistant metteur en scène au Théâtre d'Art, puis de conseiller littéraire au Bolchoï. Atteint d'urémie et souffrant d'horribles maux de tête, il mourra en 1940, âgé de quarante-neuf ans.
Récits d'un jeune médecin
De Mikhaïl Boulgakov
Livre de poche (biblio) n° 3254
Une thèse remarquable consacrée à " La Médecine en Russie de 1801 à 1917 " a été soutenue par Ludovic Debono à Besançon. Elle lui a valu le prix de thèse 1999 de la Société Française d'Histoire de la Médecine.
(1) écrit Céline dans Semmelweis présenté par ailleurs.