Georges Canguilhem
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Le problème des régulations

dans "Ecrits sur la médecine"

    de Georges Canguilhem

 

présenté par J.M.Bolzinger
Metz le 7 novembre 2005

 

Dans le texte intitulé «Le problème des régulations dans l'organisme et dans la société», Canguilhem remarque qu'il est habituel depuis l'antiquité d'établir une métaphore entre 'organisme' et 'société': il est banal de parler de population cellulaire, de cellules d'un parti, du cancer social du chômage, de crise économique (terme d'origine médical), de constitution (terme appartenant aux deux registres).

 

L'intérêt que peut avoir une société à être assimilée à un organisme est d'induire l'idée que la crise va déboucher sur une médication, une thérapeutique sociale, un remède aux maux sociaux.

Inversement, la tentation existe de tenter d'assimiler l'organisme à une société.

Canguilhem démontre que la métaphore n'est pas pertinente et pour ce faire, commence par différencier radicalement les relations entre le mal et le remède dans les deux contextes.

bullet Dans l'organisme ce qui est discutable est la nature du mal mais ce qui ne fait aucun problème, c'est l'idéal du bien: un organisme sain.
--> diagnostic discutable - objectif thérapeutique évident

"On peut hésiter sur le diagnostic ou la thérapeutique d'une affection du foie mais personne n'hésite sur ce qu'on doit attendre de la thérapeutique, on doit attendre d'un foie qu'il secrète de la bile".

bullet Dans une société, les hommes sont plus aisément d'accord sur la nature des maux sociaux que sur la nature des remèdes à leur appliquer et sur ce que doit être l'idéal, la norme sociale, la finalité de la société.
--> diagnostic évident - objectif des réformes discutable
 
bullet Ainsi, dans l'organisme, la nature du désordre est souvent obscure mais l'usage normal que doivent recouvrer les organes et les appareils est évident.
 
bullet En revanche dans la société, le désordre est clair, mais les remèdes proposés par les uns sont jugés pires que le mal par d'autres.
 
bullet La norme d'existence d'un organisme est donnée dans son existence même: l'idéal d'un organisme malade, n'est autre qu'un organisme sain de la même espèce.
 
bullet A l'inverse, la finalité d'une société n'est pas inhérente à elle même.

Canguilhem poursuit par l'observation de la régulation:

bullet L'organisme bénéficie d'une autorégulation extrêmement sophistiquée, l'homéostasie décrite par Cannon (1), assurée par des systèmes spécifiques (nerveux, endocrinien)
 
bullet Une société n'a pas de finalité propre, c'est un moyen, un outil, elle est machine autant que vie. Certes, il y a des règles, des lois, des régulations mais pas d'autorégulation ni de justice sociale spontanée. La régulation est toujours précaire et surajoutée et l'état normal d'une société est peut être le désordre.

 

En définitive, pour Canguilhem, la situation est claire: la société n'est pas un organisme, on ne doit pas laisser dire qu'elle peut s'apparenter à un organisme, il faut être vigilant à l'égard de toute assimilation dont les conséquences sont loin d'être anodines.

 

Le questionnement de Canguilhem permet d'évoquer deux lignes de fuite connexes:

 

bullet Michel Foucault (Canguilhem a présidé son jury de thèse) décrit avec une précision imparable le passage des sociétés de souveraineté aux sociétés disciplinaires puis aux sociétés de contrôle: identifiants, mots de passe, numéros d'identifications divers, cartes magnétiques, bracelets magnétiques, géolocalisation par GSM ou GPS.... Nous sommes au coeur de ces sociétés qui semblent constituer un copiage social des systèmes de régulation biologiques.
En fait un système de contrôle est radicalement différent d'une autorégulation car, même s'il plagie un fragment de l'homéostasie, il reste à mille lieux de la finalité de l'organisme vivant qui est 'de persévérer dans son être'. (prop. VII de l'Ethique de Spinoza)

Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. Chapitre 17 de 'Pourparler' de Gilles Deleuze Les éditions de Minuit. (reproduit ici  ou ici )

bullet Si l'on poursuit l'idée d'homéostasie moléculaire, cellulaire, tissulaire, organique il est tentant (comme l'a fait James Lovelock dans les années 70) de déboucher sur l'hypothèse 'Gaia' d'un monde concevable comme un grand organisme vivant autorégulé. Cette idée aurait vraisemblablement beaucoup séduit Spinoza.

"De là cette conséquence que tout corps, en tant qu’il subit une modification, doit être considéré comme une partie de l’Univers, comme s’accordant avec un tout et comme lié aux autres parties" Lettre 32 - Spinoza à Oldenburg (20 novembre 1665) 

Qui est Georges Canguilhem

Georges Canguilhem (1904-1995) fut médecin et philosophe. Ou plus précisément, philosophe et médecin. Agrégé de philosophie à 23 ans il prend vite conscience qu’on ne peut philosopher que ‘sur quelque chose’ et décide de donner corps à sa réflexion philosophique en devenant médecin.

Georges Canguilhem médecin à 39 ans.

Dès l’approche de la guerre, Georges Canguilhem renonce à ses idées pacifistes acquises 15 ans plus tôt au lycée Henri IV au contact d’Emile Chartier (Le philosophe Alain) et décide de choisir son camp. Prof de philosophie en khâgne à Toulouse, il décide de prendre congé de l’université française en déclarant qu’il n’a pas passé l’agrégation de philosophie pour servir le maréchal Pétain et pour enseigner ‘travail, famille, patrie.’

Tout en poursuivant ses activités d’enseignement et de recherche à Clermont Ferrand, il prépare sa thèse sur ‘Le normal et le pathologique’ (2) qu’il présente en juillet 43. Pendant cette période,

« il a dans le maquis des activités essentiellement humanitaires, exerçant la médecine au péril de sa vie, médecine de l’urgence, des blessures et des carnages, une médecine du présent et de l’instant, de l’événement et du trauma. Jamais ultérieurement il ne pratiquera de nouveau. Et d’ailleurs il refusa de s’inscrire à l’Ordre des médecins » (3)

Georges Canguilhem a longtemps dominé la philosophie française.

S’il est moins connu qu’Aron et Sartre dont il fut condisciple à ‘Normale Sup’ voici simplement pour situer l’importance de l’apport du personnage, ce qu’écrit Michel Foucault dans la préface à l'édition américaine de ‘Le Normal et le Pathologique’ en 1978 :

« Cet homme dont l'oeuvre est austère, volontairement bien délimitée, et soigneusement vouée à un domaine particulier dans une histoire des sciences qui, de toute façon, ne passe pas pour une discipline à grand spectacle, s'est trouvé d'une certaine manière présent dans les débats où lui-même a bien pris garde de ne jamais figurer.
Mais ôtez Canguilhem et vous ne comprenez plus grand-chose à Althusser, à l’althusserisme et toute une série de discussions qui ont lieu chez les marxistes français ; vous ne saisissez plus ce qu'il y a de spécifique chez les sociologues comme Bourdieu, Castel, Passeron, et qui les marque si fortement dans le champ de la sociologie ; vous manquez tout un aspect du travail théorique fait chez les psychanalystes et en particulier chez les lacaniens.
Plus : dans tout le débat d'idées qui a précédé ou suivi le mouvement de 1968, il est facile de retrouver la place de ceux qui, de près ou de loin, avaient été formés par Canguilhem » (4)"

Il est nommé responsable de la première grande enquête réalisée par l'U.N.E.S.C.O. en 1953 sur l'enseignement de la philosophie dans le monde, avant de devenir inspecteur général de l’Education Nationale, puis président du jury d’agrégation de philosophie.

Ecrits sur la médecine

A l’exception de sa thèse de philosophie « La formation du concept de réflexe aux XVII° et XVIII° siècles » et de sa thèse de médecine « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943)» Georges Canguilhem produisait des articles disséminés avant d’en publier une sélection dans un recueil.

Dans l’ouvrage ‘Ecrits sur la médecine’, d'où est tiré le texte ici présenté, les éditions du champ freudien éditent une série de cinq interventions qui éclairent l’actualité médicale et qui concernent la nature-médecin, les relations médecin malade, le traitement, les mensonges et ses silences.

  1. L'idée de nature dans la pensée et la pratique médicale
  2. Les maladies
  3. La santé: concept vulgaire et question philosophique
  4. Une pédagogie de la santé est elle possible?
  5. Le problème des régulations dans l'organisme et dans la société

 

Notes

(1) CANNON Walter Bradford (1871-1945)
né dans le Wisconsin
études à Harvard
de 1906 à 1945 occupe la chaire de physiologie au sein de la Havard Medical School.
On lui doit notamment le concept d'homéostasie (de rétrocontrôle) qui actualise la notion de constance du milieu intérieur définie par C. Bernard.

définition de l'homéostasie
capacité de l'organisme de maintenir un état de stabilité relative des différentes composantes de son milieu interne et ce, malgré les changements constants de l'environnement externe... retour

(2) http://www.centrecanguilhem.net/philcg/philgc.html
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique (1943), Paris, PUF, 1966

(3) Philosophes dans la tourmente. Elisabeth Roudinesco. Fayard. p32-33
Même si on lit un peu partout que le Conseil de l’Ordre des Médecins 'tel qu'il existe actuellement' a été créé le 24 septembre 1945, il est utile pour la compréhension de ce refus d'inscription de rappeler que l’Ordre des Médecins a en fait été créé le 7 Octobre 1940 par le gouvernement de Vichy, en même temps que celui-ci prononçait la dissolution des syndicats médicaux, interdisait d’en fonder de nouveaux et promulguait le Statut des Juifs restreignant leurs libertés en leur interdisant notamment d’accéder à diverses professions dont les professions libérales. On comprend mieux ainsi le refus d'inscription de Canguilhem ...retour

(4) Michel Foucault, «La vie, l'expérience et la science» (1985), in Dits et écrits 1954-1988, vol. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 263-776.
Michel Foucault avait rédigé en 1978 une première version de cet article pour servir de préface à l'édition américaine de Le Normal et le Pathologique. Voir Dits et écrits 1954-1988, vol. III, Paris, Gallimard. 1994, p. 429-442. La seconde version a été initialement publiée, à titre posthume, dans la Revue de métaphysique et de morale, 1, janvier-mars 1985, numéro spécial consacré à Georges Canguilhem...retour

 

 

 

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