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Connaissance de l’enfer
Présenté par
Connaissance de l’enfer est le troisième volet d’une trilogie autobiographique parue entre 1979 et 1980 (Mémoire d’éléphant, Le Cul de Judas) d’Antonio Lobo Antunes, écrivain portugais majeur et psychiatre de formation. Antonio Lobo Antunes né en 1942, fils d’un professeur de la faculté de médecine, grandit sous la dictature de Salazar dont les portugais seront délivrés en avril 1974 (révolution des oeillets) sous l’impulsion de militaires. Il effectue son service en Angola dans l’enfer d’une guerre coloniale sanglante de 1968 à 1972. A son retour, il exerce la psychiatrie en hôpital. Connaissance de l’enfer est le livre très sombre d’un homme meurtri par la guerre, par un divorce qui le sépare de ses deux filles et par la découverte de l’univers psychiatrique. Le fil conducteur du roman est le voyage en voiture qui mène un homme de l’Algrave, région du Sud avec sa "mer en carton" et ses "vacances en plastique" à Lisbonne, "une ville sans nuit", où il travaille en hôpital psychiatrique. Comme toujours chez Antonio Lobo Antunes, la construction du livre est complexe, souvenirs, déformation du réel et polyphonies de voix se superposant en strates. Cet homme a "décidé d’être psychiatre afin de vivre au milieu d’hommes déformés comme ceux qui nous rendent visite dans nos rêves, et de comprendre leurs propos lunaires, les aquariums émus ou hargneux de leurs cerveaux, dans lesquels évoluent, moribonds, les poissons de l’épouvante". Les souvenirs de la guerre en Angola reviennent tel un leitmotiv tout au long du roman: "En 1973 j’étais revenu de la guerre et je savais ce que c’était que les blessés, le glapissement des gémissements sur la piste, les explosions, les tirs, les mines, les ventres écartelés par l’explosion des mines, je savais ce que c’était que les prisonniers et les bébés assassinés, je savais ce que c’était que le sang répandu et la nostalgie, mais on m’avait épargné la connaissance de l’enfer". La connaissance de l’enfer c’est la découverte de l’asile, "la sinistre organisation concentrationnaire de la folie". L’enfer "c’est les traités de psychiatrie, l’enfer, c’est l’invention de la folie par les médecins, l’enfer c’est cette stupidité médicamenteuse, cette d’incapacité d’aimer, cette absence d’espérance, ce bracelet japonais pour conjurer les rhumatismes de l’âme avec une gélule le soir, une ampoule buvable au petit déjeuner...". Antonio Lobo Antunes nous dresse un réquisitoire sans appel du monde psychiatrique portugais des années 1970: "les asiles ne sont rien d’autres que des potagers pleins de choux humains, de misérables, grotesques, répugnants choux humains arrosés d’un fumier d’injection". Antonio Lobo Antunes ironise sur les psychanalystes qui "congrégation de prêtres laïques avec Bible, offices et fidèles, représentent la plus sinistre, la plus ridicule, la plus maladive des espèces". Il les oppose aux "psychiatres aux pilules" qui "sont des gens pas compliqués, sans détours, de simples bourreaux naïfs qui se contentent de la guillotine schématique de l’électrochoc". Laissant aller son imagination, le narrateur se voit prendre la place des fous, "je suis médecin, ai-je précisé dans un murmure. Je suis médecin ici. Nous avons travaillé ensemble, nous avons participé ensemble à des réunions communautaires, j’ai hérité de certains de tes malades". Cette inversion des rôles nous renvoie au récit de Tchekhov, la salle numéro 6 qu’Antonio Lobo Antunes doit certainement avoir lu. En l’an 2000, j’avais assisté à une réunion débat avec Antonio Lobo Antunes au salon du livre de Paris dédié aux écrivains portugais. Je lui avais demandé si la pratique médicale ne lui manquait pas. Sa réponse fut net: non. Ne pouvant exercer la psychiatrie comme il l’entendait, il n’avait aucun regret d’avoir quitté l’hôpital. Il continue à s’y rendre pourtant régulièrement mais en visiteur. Il serait intéressant de pouvoir discuter avec Antonio Lobo Antunes sur sa conception d’une "bonne pratique" de la psychiatrie. Connaissance de l’enfer est un livre qui à sa sortie au Portugal a du soulever de vives polémiques au sein du milieu psychiatrique. Mais ce que je retiens avant tout, c’est le portrait d’un homme blessé qui ne sait plus où est sa place.
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